La science a-t-elle des limites ?

La science a profondément révolutionné notre vie : progrès médicaux continuels, moyens de communication pratiquement illimités, mobilité sans précédent dans l’histoire de l’humanité … L’étendue des connaissances scientifiques est époustouflante. On pourrait alors s’imaginer que l’avancée triomphale de la science est sans fin et sans limites. Ce ne serait qu’une question de temps, et elle permettrait de percer les derniers mystères de l’existence.

Pourtant, une telle confiance dans la science, certes courante, ne tient pas compte de ses limites. Il y a des domaines où elle est – et restera toujours – impuissante. En voici quatre exemples. 

I. Les limites de la science

1. Les grandes questions concernant ce qui existe

La science ne donne pas – et ne veut pas donner – de réponse aux grandes  questions « métaphysiques » :

  • Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
  • Pourquoi les lois de la nature ont-elles la forme que nous observons plutôt qu’une autre ?

La science explique toujours un phénomène par rapport à un autre : si un système est dans tel état, c’est parce qu’il a été dans un autre état avant. L’évolution d’un système donné se comprend par rapport aux lois de la nature. Alors, la science ne peut pas découvrir la raison ultime pour laquelle notre monde existe. Elle n’explique pas pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.  De même, elle présuppose toujours l’existence de lois de la nature et ne peut pas l’expliquer.

2. Le mystère de la rencontre personnelle

Pour accomplir ses exploits prodigieux, la science doit adopter une démarche rigoureuse. Elle exige que l’objet de son étude se laisse précisément traiter comme objet : soumis aux manipulations de l’expérimentateur, décrit à l’aide de « froides » formules mathématiques. Certes, le vrai scientifique se passionne pour son domaine d’étude. Mais la méthode scientifique exige la distance critique – très différente de la confiance mutuelle qui s’installe dans une (bonne) relation. Que deviendrait une telle relation si l’un des partenaires adoptait la posture du scientifique et continuait à tester par tous les moyens la fiabilité et le caractère de l’autre ? « L’expérimentateur » ne vivrait jamais l’intimité de la complicité.

Le fait que la rencontre de l’autre, dans ce qu’elle a de plus personnel et de plus intéressant, échappe à la science constitue la deuxième de ses limites.

3. La distinction du bien et du mal

L’éthique est un autre domaine où la science se heurte à une limite, qu’aucun de ses progrès ne lui permettra de franchir. La science ne décrit que ce qui est, et est incapable de définir ce qui doit être. Certes, on a essayé de tirer une éthique de la théorie de l’évolution. Mais de tels efforts sont voués à l’échec.

D’abord, on peut se demander si l’homme doit vraiment prendre exemple sur des animaux dans sa façon de se comporter.

Mais surtout, le fait que cette évolution ait eu lieu n’implique pas que nous devons adopter un comportement qui permettrait de la prolonger. Dire que l’évolution entraîne un progrès et que nous devons agir pour qu’il se poursuive, c’est déjà poser un jugement de valeur. Et celui-ci ne provient pas de la science, qui ne fait que décrire ce qui se produit. Ainsi, quand on fait appel à l’évolution pour fonder l’éthique, on se réfère simplement à des valeurs spécifiques (la survie de l’humanité et le progrès continu), mais ne fournit pas de base à l’ensemble des valeurs morales.

4. La raison et la réflexion

Non seulement la distinction entre le bien et le mal échappe à la science, mais celle-ci trouve une autre limite dans la raison dont elle est impuissante à saisir le fonctionnement.

Pourtant la raison, la réflexion, est essentielle à la pratique scientifique. Pourquoi ? Comme nous venons de le voir, la science décrit ce qui est, et non ce qui doit être. Or la raison doit distinguer entre le vrai et le faux. Elle présuppose la norme du vrai  (comme la morale: la norme du bien). Prenons l’exemple de deux machines à calculer, l’une programmée pour donner des résultats corrects, l’autre pour donner des résultats erronés. L’une et l’autre suivent évidemment les lois de la nature. Ce qui distingue le vrai du faux ne se laisse donc pas saisir en termes de lois de la nature. Ou comme l’a dit John Haldane, l’un des fondateurs de la génétique des populations, qui était athée :

Je ne suis nullement matérialiste moi-même, parce que si le matérialisme est vrai, il me semble qu’il est impossible qu’on sache qu’il est vrai. Si mes opinions sont le résultat de processus chimiques ayant lieu dans mon cerveau, elles sont déterminées non point par les lois de la logique, mais par celles de la chimie[1].

II. Trois attitudes possibles face aux limites de la science

Ces quatre exemples montrent que la science ne peut pas tout expliquer. Les grandes questions concernant ce qui existe, la rencontre personnelle, la morale, la raison : voilà quatre domaines dans lesquels la science manifeste ses limites. Il ne s’agit pas de domaines insignifiants, loin de là. Qui ne s’est jamais demandé pourquoi le monde existe ? Les relations personnelles sont très certainement ce que nous avons de plus précieux. Et sans distinguer entre le bien et le mal, nous ne saurions pas comment nous comporter, de même que sans utiliser la raison pour réfléchir, nous ne pourrions pas faire de recherche scientifique.

La science n’explique donc pas tout. Quelles réactions peut-on observer face à ce fait ? Trois options s’offrent à nous.

  • Première option : l’oubli des limites de la science. Nous pouvons essayer malgré tout, de tout ramener à la science. En philosophie, on parle dans ce cas de projets de « naturalisation », c’est-à-dire de l’effort de tout ramener à la nature, comprise comme l’ensemble de ce qui est accessible à la description scientifique.
  • Deuxième option : le relativisme. En dehors de ce qui est accessible à la science, il n’existerait pas de vérité, mais seulement des valeurs plus ou moins subjectives.
  • Troisième option : la prise en compte d’autres sources de connaissance que la science, telles que des intuitions de l’esprit humain, des convictions éthiques innées (fiables), des révélations divines…

Il me semble que ce qui est le plus courant aujourd’hui, c’est l’association de la première option (l’oubli des limites de la science) et de la deuxième (le relativisme) : l’oubli des limites de la science pour ce qui est de la rencontre personnelle et de la raison ; le relativisme pour ce qui est de l’éthique et des grandes questions concernant ce qui existe.

Mais cette double attitude n’est pas satisfaisante.

  • D’abord, le relativisme en matière d’éthique. Dès que l’on se rend compte que la science ne fournit pas de normes, on en est réduit au relativisme si l’on veut tout expliquer par elle. Du coup, il n’existerait pas de normes éthiques objectives, valables pour tous. Le prix à payer est lourd : nous nous retrouverions sans ressources pour condamner, par exemple, la volonté nazie d’exterminer les Juifs. Mais la « solution finale » n’est pas seulement contraire à nos convictions morales, elle est objectivement répréhensible. Or dès lors qu’on accepte des normes morales qui s’imposent à tous, on reconnaît de fait qu’il existe d’autres sources de connaissance que la science.
  • Ensuite, en ce qui concerne la raison. C’est bien l’oubli des limites de la science qui me semble être l’attitude la plus courante à cet égard. Certes, il existe un relativisme radical « postmoderne », qui doute de toute vérité. Mais on le trouve surtout dans certains milieux littéraires, plutôt que chez les gens qui ont une culture scientifique. De toute façon, dès qu’on monte dans un avion, on cesse d’être un relativiste postmoderne : on préfère un avion construit selon les lois de l’aérodynamique et on ne considère pas que la forme de l’avion est une affaire de préférence personnelle. En tout cas, je n’ai encore rencontré personne dont le relativisme aille jusque-là. Mais ne l’oublions pas : la science peut me dire comment construire un avion en fonction des lois de l’aérodynamique, mais elle ne fournit pas d’explication à ces lois, et elle est incapable de montrer que le processus rationnel qui mène de ces lois à la forme de l’avion est fiable. De ce fait, celui qui veut tout expliquer par la science ne saurait expliquer pourquoi préférer une forme d’avion à une autre.

Celui (la plupart d’entre nous!) qui accepte que la science nous permet de connaître la réalité, ne peut, du même coup, penser que la science décrit tout ce qui existe. Car la science n’explique pas la raison, ne garantit pas que nous pouvons accéder à la vérité.  Comme c’est un point très souvent oublié, je me permets de le répéter : la connaissance a pour but le vrai et présuppose donc une norme (la distinction entre le vrai et le faux), mais la science décrit ce qui est et non ce qui doit être.

Une nouvelle citation – cette fois encore d’une athée – montrera que les croyants ne sont pas les seuls à reconnaître cette limite de la science. Patricia Churchland, une philosophe canado-américaine, est convaincue que nos capacités intellectuelles s’expliquent uniquement par la science. Mais elle a conscience que cela veut dire que nous devons renoncer à la vérité. Si notre esprit est un pur produit de la nature, nous n’avons aucune garantie qu’il nous livre des vérités sur le réel :

Ramené à l’essentiel, un système nerveux permet à un organisme de faire quatre choses : se nourrir, fuir, se battre et se reproduire. La fonction principale du système nerveux est de maintenir les parties du corps en état pour que l’organisme survive. […] Des améliorations dans le contrôle sensorimoteur confèrent un avantage dans l’évolution : un style de représentation imaginatif est bénéfique pour autant qu’il répond aux besoins du mode de vie de l’organisme et améliore les chances de survie. Mais la vérité, de quelque façon qu’on la pense, ne fait vraiment rien à l’affaire[2].

Cependant, une telle position équivaut à un suicide cognitif : les connaissances scientifiques à notre disposition nous amènent à la conclusion que nous ne pouvons pas nous fier à notre raison pour connaître la vérité. L’exercice de la raison n’est utile que pour la survie de notre espèce. Mais nos connaissances scientifiques s’appuient sur cette même raison ; pourquoi, dans ces conditions, nous fier à ce que la science nous dit ?

Notons bien que cela ne constitue pas un argument contre l’évolution. Il s’agit seulement d’un argument réfutant l’idée que nos facultés cognitives trouvent leur origine dans un processus d’évolution non guidé, qui est exclusivement de l’ordre du naturel – ou pour le dire en peu de mots, qui exclut Dieu. Plus précisément, cet argument montre qu’une conception naturaliste de l’évolution, c’est-à-dire sans Dieu, nous oblige à douter de tout, y compris de la science.

III. L’ouverture de la science à ce qui la dépasse

L’oubli des limites de la science ou le relativisme : ni l’une ni l’autre de ces deux options ne paraissent convaincantes.

Reste donc la troisième : l’ouverture à d’autres sources de connaissance que la science. Cela signifie que la science est, de fait, ouverte à ce qui la dépasse. En effet, son développement même fait surgir des questions éthiques : les orientations à donner à la recherche, qui décident largement de ses applications possibles, les limites à poser aux expériences faites sur des animaux ou des humains, y compris les embryons … Et la prétention de la raison humaine à connaître (au moins partiellement) le réel appelle une explication qui dépasse la science. La science ne peut se passer ni de la norme du bien (l’éthique), ni de la norme du vrai (la raison).

Ouverture à ce qui dépasse la science : nous venons de voir que la science elle-même la réclame. Cela veut dire que le scientisme, c’est-à-dire l’attitude qui consiste à chercher une explication scientifique de tout, ne peut pas se réclamer de la science.  À y regarder de près, il s’avère en être une perversion. La science véritable est ouverte à ce qu’elle ne peut pas expliquer. Ce fait ne prouve pas l’existence de Dieu. Mais il montre que la science, loin d’exclure cette éventualité, y est par essence ouverte. Pour le dire avec les mots du grand scientifique français Louis Pasteur : « Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y ramène. »

Selon la Bible, la foi fait partie du domaine des relations interpersonnelles : Dieu y est décrit sous les traits d’une personne. Il s’ensuit que l’on ne doit pas s’attendre à le trouver au moyen de la science. D’ailleurs, un « Dieu » dont on aurait prouvé l’existence à l’aide de la science ne serait certainement pas le Créateur qui est à l’origine de la nature, et n’en fait nullement partie. Mais si la science ne peut pas expliquer la rencontre avec l’autre, qu’il soit mon prochain humain ou le Dieu transcendant, elle est un signe, par ses limites même, que nous sommes appelés à cette rencontre.

[1] J.B.S. Haldane, The inequality of man, 1932, cité par Karl POPPER, L’univers irrésolu : plaidoyer pour l’indéterminisme, Hermann, 1984, p. 69.
[2] P. Churchland, « Epistemology in the Age of Neuroscience », The Journal of Philosophy, Vol. 84 (October), 1987, p. 548-549 (cité par Plantinga, Where the Conflict Really Lies, p. 315, traduit par Pouivet, « Évolution, naturalisme et théisme chez Alvin Plantinga »).
Lydia Jaeger

Lydia Jaeger

Professeur et directrice des études à l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne

Spécialité – expertise :

  • Elle a étudié la physique et les mathématiques à l’Université de Cologne.
  • Diplômée de la Faculté Libre de Théologie Evangélique de Vaux-sur-Seine
  • Docteur en philosophie de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
  • Elle est également membre associé du Faraday Institute for Science and Religion à Cambridge
  • Associée de recherche du St. Edmund’s College, Université de Cambridge

Elle a écrit divers livres et articles sur la relation entre le christianisme et les sciences.

« Je n’ai jamais réussi à séparer foi et réflexion, méditation et étude de la
Bible. L’Evangile est le plus merveilleux message qui ait jamais retenti
sur cette Terre. Mais s’il n’est pas vrai, c’est une illusion pieuse sans
pertinence pour notre vie. »

 

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